Protection, dévotion, guérison, décoration mais aussi réalisation d’un vœu et démarcation individuelle ou clanique… voici ce que vise le tatouage en Birmanie.
Magie, prophylaxie, assimilation ethnique ou revendication identitaire restent les objectifs premiers. Se protéger est la fonction essentielle de cet art de la parure corporelle. Les redoutables guerriers birmans ont combattu les Indiens, les Thaïs et les Anglais armés, entre autres, des tatouages qui les rendaient invincibles.
Le « x » tatoué, traditionnellement utilisé pour prévenir les morsures de serpents, détourne les balles. Il aurait aidé les soldats birmans aux massacres des Indiens en 1930 et 1938. Encore aujourd’hui les Thaïs ont peur de cette armée tatouée, féroce et sous-équipée.
A l’inverse, le tatouage ne rend pas les femmes Chins plus fortes mais… plus laides ! Le motif, proche d’une toile d’araignée, inscrit dès l’enfance sur leurs visages, devait décourager l’enlèvement par les Birmans de ces femmes trop belles. La légende, qui date d’un milliers d’années, ne s’applique naturellement pas à tous les tatouages claniques. La plupart célèbre la virilité, le courage du tatoué ou indique ses esprits tutélaires. Le tatouage est la médecine du corps et de l’âme.
L’introduction du tatouage dans la magie birmane remonterait à 2000 ans avant JC. Les Shans auraient appris les techniques du tatouage dans leur implantation d’origine, le sud de la Chine. Ils les auraient ensuite transmises aux Birmans au cours de leur migration. Les Birmans ont sublimé cet art dans leur foi mystique et magique.
Dans une société assez primitive, le tatouage est un médicament religieux – préventif et curatif. Il se prend avant toute entreprise dangereuse ou incertaine (se marier, voyager, s’engager dans l’armée…). On raconte l’histoire de ce voleur qui projetait le pillage d’une pagode : il se fit tatouer l’image du dieu Hipsay qui, traditionnellement, veille sur les criminels et dont il s’attira les bonnes grâces en récitant un mantra adapté à ses œuvres tout au long du processus de tatouage. Un perroquet sur l’épaule, porteur de chance, n’aurait pas suffit au mécréant.
Le docteur spirituel Shan, le sayah, délivre potions, charmes, exorcismes et tatouages. On met souvent en relation saignées, scarifications et tatouages au sens de techniques ancestrales et rituelles de purification. La douleur et la violence font partie intrinsèque du rite de tatouage – clanique, mystique ou prophylactique. Parce que le tatouage est puissant et qu’il donne, par le biais du chamane, des pouvoirs, il fait mal.
L’association entre tatouages, pouvoirs et esprits était quasi-absolue jusque dans les années 50. Mais la magie ne naît pas que de la représentation gravée dans la peau. Le cérémoniel du chamane, l’attitude du patient, le bon vouloir du dieu interfèrent dans la magie – celle qui attribue l’invincibilité au soldat, l’invisibilité au moine, la charité au pauvre, la guérison au malade… Le chamane incorporait dans la peau de ce dernier, avec l’encre, la poudre le guérissant du mal. Une pique de tatouage permet de ponctuer la peau, grâce à un poids situé à l’extrémité (en général figurant lui-même l’esprit magique présidant au tatouage). La poudre provenait d’une boîte médecine ou d’une statuette composée de matériaux magiques, lesquels, grattés par la pique de tatouage, se glissaient sous le derme. La puissance prophylactique émane à la fois de la statuette, du matériau dont elle est constituée, du tatouage et des esprits ainsi invoqués ou éloignés par le pouvoir du chamane. L’encre et le poids dépendent de la mission dévolue au tatouage – d’où l’existence de recueils, les parabaïks, où le chamane consignait en quelque sorte son encyclopédie de tatouages médicale et mystique. Le rôle de la parole, celle du docteur spirituel et celle répétée par son patient, est primordial. L’image tatouée a une force intrinsèque mais le pouvoir magique et médical résulte de la réussite de l’intégralité du rite. L’échec sera imputé, comme toujours chez les Birmans, à l’incapacité du croyant à plaire à l’esprit tutélaire (peut-être ne lui aura-t-il pas fait assez d’offrandes ? Le jour du tatouage était-il insuffisamment favorable ou trop proche des célébrations d’un autre dieu ?), voire au choix d’un esprit dont le pouvoir attendu relevait des compétences d’un autre.
Bouddhisme et animisme se mêlent joyeusement ; le chamane édicte ses ordonnances pour la pagode (quel Bouddha prier, avec quel mantra et quelles offrandes), à l’autel des nats et à celui des amulettes animistes qu’il délivre souvent, seules ou conjointement au tatouage. Ces statuettes chamaniques constituent toujours un bien précieux. Le docteur spirituel a doté l’amulette de sa fonction magique (chance, fécondité, santé) et du culte approprié. Parmi ces figures d’esprits, on retrouve de manière non exclusive les nats, ces déïtés animistes (anciens rois et reines, personnages pieux ou animaux mystiques), sanctifiées et récupérées par le bouddhisme birman ; il y a 37 déïtés premières et de multiples divinités additionnelles ou variations locales. Les amulettes de tatouage les plus puissantes détenaient ainsi des extraits végétaux recueillis sur le Mt-Popa. Cet extraordinaire lieu de dévotion abrite la maison des nats. La cérémonie du Shinbyu, qui marquait anciennement le passage à l’âge adulte, comporte un rite de « monstration des nats » et elle était suivie d’une épreuve de tatouage « social » pour le jeune homme. Une seconde phase de tatouage, magique et individuel, se déroulait quelques années plus tard. Aujourd’hui, si le Shinbyu mixte encore bouddhisme et folklore animiste, il a lieu avec de jeunes garçons et ne se lie plus à aucun rite de tatouage.
L’iconographie, elle, est identique : démons, nats, animaux mythiques (ex : kinnara, mi-humain mi-oiseau), chiffres magiques, chats pour l’habileté, symboles bouddhistes etc. Les Birmans poussaient ces croyances jusqu’à porter des sous-chemises figurant ces mêmes représentations.
La spiritualité anismiste et le pouvoir magique des charmes et tatouages font partie d’une mystique si profondément ancrée dans la société birmane que le XXIème siècle n’en a pas encore totalement triomphés. Un nat y veille.