L’histoire du tatouage (tatoo) est très difficile à retracer, car même s’il s’agit de pratiques ancestrales, on ne peut pas encore les situer avec exactitude dans le temps.
Indice du passage de l’«instituant» à «institué»
Le tatouage, lorsqu’il était inclus dans des pratiques rituelles ancestrales, avait une signification sociale claire et déterminée. Il attribuait à chacun sa place exacte dans l’organisation sociale. Depuis le 18e siècle, date approximative de sa réintroduction en Occident par des explorateurs marins, et après avoir été violemment combattu par l’Église, le tatouage a eu un double effet d’inclusion et d’exclusion. Il permettait à la fois la reconnaissance et l’inclusion dans le cadre de groupes restreints — tels l’armée, les groupes criminalisés, le monde de la prostitution — et la marginalisation sociale, en raison précisément de la stigmatisation des groupes auxquels il était associé.
Il fut ensuite repris par d’autres groupes plus restreints encore et certes plus diffus mais de plus en plus nombreux. Je pense ici à de petits cercles d’amis allant même jusqu’à se réduire au couple.
La popularité récente et fulgurante des marquages corporels a, selon moi, pour effet d’atténuer et même d’annihiler la conséquence — pourtant habituellement attendue — d’exclusion et de marginalisation. Il ne restera bientôt plus que son effet d’inclusion et d’intégration au sein de certains groupes.
Je crois qu’il s’agit en fait d’un retour vers une signification plus initiatique de ces pratiques à l’intérieur de cadres restreints, le marquage étant à la fois investi de signification pour les personnes qui le pratiquent et banalisé d’une manière générale aux yeux des autres. Si, comme je le crois, le tatouage emprunte cette direction, il se sera agi durant ces dernières années d’un rituel instituant — et déjà presqu’institué — bien plus que d’un rituel sauvage.
Pour reprendre les catégories de Bastide, le tatouage constitue un procédé rituel apte à rappeler une forme archétypale du rituel de passage. De l’expérience sauvage et instituante, d’un sacré vécu de manière individuelle et isolé dans l’anomie sociale, qu’il a pu être à une certaine époque, le tatouage est maintenant de plus en plus encadré et soutenu par une collectivité et par là, de plus en plus «institué». Étant convenu qu’un rituel ne peut être considéré comme sauvage que dans la mesure où il n’est pas repris par l’ensemble, ou encore par une large part, de la culture.
Une des publicités de la bière Black Label que nous avons pu voir à la télévision se montre un bel exemple à la fois d’un retour assez explicite au motif initiatique du tatouage, ainsi que de la diffusion de cette pratique à une large échelle. On voit dans cette publicité trois jeunes hommes partir sur un coup de tête pour New York et qui décident de ramener un souvenir en forme de tatouage de leur périple. Leur tatouage, au motif exotique, devient le signe de leur aventure, le scellant visible de leur amitié.
On peut lire dans ce bref récit, les éléments structurants du mythe. En effet, le mythe ne se limite pas de nos jours au récit oral reconnu par tous comme ayant une fonction mythique. Il emprunte de multiples formes et même, comme c’est le cas ici, il peut s’exprimer dans une forme éphémère «qu’il convient d’interpréter, pour en faire apparaître la signification.[22]»
Cette publicité reprend la structure d’un récit initiatique tel que décrit par Eliade[23] avec l’éloignement, l’épreuve — qui est ici le tatouage –, la révélation et le retour. Un des protagonistes dira même à celui qui hésite «si tu ne l’essaies pas tu ne le sauras jamais», comme si le tatouage allait littéralement leur révéler, leur dire quelque chose.
Cet exemple — peu banal, si on considère que «le corps iconique que véhiculent les média, et singulièrement, la publicité, peut être interrogé à un autre niveau: comme signifiant et inducteur d’attitudes et de comportement[24]» — me semble révélateur de la reconnaissance de ce phénomène de marquage dans la culture des jeunes, puis de sa récupération à des fins commerciales. De plus, la compagnie procède à cette récupération dans un récit qui explique le tatouage par un mythe originel. Cela peut d’ailleurs sembler paradoxal que l’histoire qui nous est racontée dans cette publicité ait toutes les apparences d’un événement intime et individuel tout en empruntant l’une des structures fondamentales du religieux: celle qui, justement, donnait sens aux marquages dans les sociétés traditionnelles. Cependant, contrairement aux mythes collectifs des sociétés traditionnelles, qui avaient pour rôle de raconter l’histoire du peuple, le mythe décrit ici est de nature individuelle car il raconte une histoire de vie.
Je ne saurais interpréter, ou encore faire des projections sur l’influence que de telles opérations de marketing auront sur la pratique du marquage mais d’aucuns pourraient déceler là l’indice possible d’une forme de ré-institutionnalisation de ce phénomène. À tout le moins, la place qui est faite aux marquages permanents dans plusieurs domaines de la culture populaire, due en partie à la valorisation de la marginalité, témoigne d’une acceptation et d’une reconnaissance largement partagées. Et cette reconnaissance sociale a pour conséquence immanquable de modifier la statut de cette pratique. De rituel sauvage qu’il a déjà pu être, le tatouage s’affirme de plus en plus comme un rituel institué et ce, en proportion directe avec l’étendue de l’exhibition dont il est l’objet, la diffusion de cette pratique ainsi que le partage, par le récit, de cette expérience qui se veut au départ originale.
Sylvie-Anne Lamer
Kustomtattoo paris tatouage