L’histoire du tatouage (tatoo) est très difficile à retracer, car même s’il s’agit d’une pratique ancestrale, on ne peut pas encore la situer avec exactitude dans le temps.
Marques, identité et marginalité
Les nécessaires choix dans la mise en scène de l’esthétisme corporel constituent une forme, plus ou moins chargée significativement, de marquage. Même les adhésions aux modifications réversibles de l’apparence — du rouge à lèvre aux talons hauts, en passant par le vernis à ongles, pour prendre des exemples qui me sont proches — peuvent être interprétées comme des marquages non-permanents. L’action symbolique de ces marques non-permanentes agit de façon continue tant par la signification de leur absence que de leur présence et implique une forte et minutieuse ritualité. Toutefois, «[q]uoique détaillées et minutieuses, les interventions sur le corps s’effectuent le plus souvent de façon implicite, machinale, quasi inconsciente, si bien que leurs résultats (l’apparence, le comportement…) ne sont pas perçus comme le produit d’une mise en scène soigneusement travaillée.[16]»
Selon l’approche sociologique, le corps est porteur d’une charge symbolique de sens et occupe une place privilégiée dans l’échange et la communication sociale. Malgré l’occultation partielle du corps et de ses fonctions de la conscience des individus[17], l’action du corps demeure déterminante, tant dans la communication tacite que dans l’expression identitaire.
La construction identitaire dépend pour une large part de la reconnaissance d’autrui.[18] Elle est la perception intériorisée que les autres ont de nous. Un des moyens les plus accessibles pour consolider, modifier ou acquérir une identité, est d’intervenir sur les éléments qui façonnent l’apparence extérieure. Que l’intervention soit ostentatoire ou discrète, qu’elle laisse des traces permanentes ou temporaires, elle s’adresse toujours au regard des autres. «[…] le corps vécu semble bel et bien façonné par le corps perçu, regardé et jugé socialement. Telle est la condition de son intégration, de son incorporation: qu’il devienne signe et manifeste sa conformité aux codes.[19]»
Chaque groupe marque son identité sociale par l’entremise de codes implicites d’apparence, de comportements et d’habitus, terme désignant l’ensemble des manières d’être d’une société.[20] La légitimité de l’appartenance d’un individu à quelque groupe que ce soit passe par la stricte correspondance de ses comportements à l’habitus du groupe et par l’adoption des signes par lesquels le groupe se définit.
Si certains de ces repères, ceux qui différencient les groupes religieux en particulier, sont passablement exclusifs — il ne semble pas du moins que la kippa ou le hijab soient dans un proche avenir largement adoptés par des individus qui n’appartiendraient pas aux groupes religieux dont ils sont les marqueurs — d’autres repères par contre sont très mobiles, en particulier ceux qui servent à délimiter le rang social ou encore l’orientation sexuelle. Les marques et repères des ces groupes doivent sans cesse être renouvelés en raison de l’adoption à une large échelle des signes qui les distinguent. Par exemple, la boucle d’oreille pour les hommes n’est absolument plus un indicateur de l’orientation sexuelle, pas plus que des aspirations maritimes de celui qui la porte.
En définitive, la fonction de repérage remplie par les signes dans le jeu social de la reconnaissance importe plus que les marques proprement dites de l’appartenance qui, elles, peuvent être investies différemment selon le lieu et l’époque.
La multiplication des normes et les choix possibles exigent un positionnement individuel. Toutefois, même si cela peut donner l’illusion d’une plus grande indépendance face aux normes, celles-ci n’en restent pas moins prégnantes. Ce qui apparaît parfois comme un rejet des normes n’est souvent que la création, au début, puis l’adoption, par la suite, d’une contre-norme, miroir inversé de la norme, qui elle-même devient très vite normative. Il s’agirait d’un processus analogue à celui décrit par Bastide pour expliquer les rapports ambigüs entre le sacré sauvage et le sacré domestique. L’expérience unique et créative du sacré sauvage se transforme en une expérience domestiquée aussitôt qu’elle se perpétue et se transmet. Si ce rapport demeure vrai dans le cas du tatouage, cela voudrait dire que cette marque qui apparaît encore pour plusieurs — et principalement pour ceux qui la pratiquent — comme un geste d’indépendance face aux normes corporelles, serait en voie de devenir un «institué», c’est-à-dire une norme au sein de certains groupes.
La confusion des repères, les discontinuités du sens dans la modernité amènent chaque acteur à une production personnelle de son identité à travers une sorte de bricolage culturel où les influences sociales relèvent surtout de l’air du temps.[21]
Or, l’air du temps transporte justement un engouement pour la marginalité. Le conformisme est en effet actuellement assez mal vu et il est de bon ton de faire valoir un côté faussement contestataire et de se réclamer d’une certaine dissidence, d’un brin de folie, ne mettant pas en jeu l’intégration sociale. Est-il pensable de nos jours d’entendre une personnalité publique, artiste, animateur ou politicien, affirmer tout simplement faire son métier honnêtement? La plupart vont plutôt décrire leur passion et insister sur leur délinquance pour souligner leur côté non conventionnel.
Dans ce contexte, le tatouage est une marque qui démarque, c’est une façon de s’auto-proclamer différent. Dans un monde où la pluralité des normes corporelles est ce qu’elle est actuellement, l’habillement ne peut plus être le marqueur qu’il a déjà été. Le vêtement ne nous renseigne guère sur la position sociale qu’occupe un individu. La façon de se marginaliser de manière visible, sans nécessairement renoncer pour autant aux avantages de son appartenance sociale véritable, doit aujourd’hui passer par un autre moyen, ce à quoi sert très souvent le tatouage.
Toutefois, la marginalisation espérée ne semble pas aussi facilement atteinte. Si tel était le cas, le désir de «démarcation» serait satisfait après une seule intervention; or, nous pouvons rapidement constater qu’il n’est pas rare de voir des personnes récidiver une ou même plusieurs fois après un premier tatouage. Quelques consultations auprès de jeunes tatoués de mon entourage, m’a permis d’apprendre que ce qu’ils avaient d’abord souhaité être une marque unique s’est vite révélé insuffisant. Ces jeunes s’étaient pour la plupart fait tatouer ou percer depuis le tatouage initial ou encore projetaient de le faire. Certains comparaient même le tatouage à une sorte de dépendance difficile à assouvir.
C’est sans doute ce qui explique la surenchère du marquage chez certains jeunes. Et s’il est un aspect qui peut paraître «sauvage» dans le marquage, c’est peut-être celui-là, c’est-à-dire dans l’excès apparemment sans limite qui peut naître de ces pratiques. Je pense entre autres aux perçages sur tout le corps — mais qui se concentrent généralement au visage — aux scarifications qui commencent à apparaître ou même, comme les quelques cas recensés en Angleterre, d’amputation volontaire d’une phalange de la main.
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