Tout d’abord, il peut être question des superstitions ou des croyances du tatoué. Tout tatouage peut être investi d’un pouvoir magique ou religieux et jouer un rôle prophylactique ou lithurgique, et constituer un appel de protection (croix, sainte-vierges, trèfles à quatre feuilles, fer à cheval, etc.), de plus, les multiples interprétations d’icônes favorisent également l’identification (Christ crucifié sur une ancre de bâteau…).
La séduction apparaît aussi de façon récurrente mais la proportion de tatouages érotiques est relativement peu élevée. On peut néanmoins observer de nombreux dessins à connotation érotique dont les significations sont plus ou moins déchiffrables. Il existe évidemment une foule abondante de représentations de femmes aux jambes et aux seins dénudés, de sirènes indiquant peut-être la rencontre d’une femme trompeuse… Certaines allusions apparaissent, généralement tentées de fantaisie, dans la région fessière, souvent plus intense dans les milieux homosexuels.
On peut ici citer l’exemple amusant d’une chasse à courre où le renard traqué se précipite pour se réfugier dans le terrier : … l’anus! Certaines inscriptions telles que “love me”, “make love”, “aime-moi”, “jouet des dames” ou “robinet d’amour”, notés au dessus du pubis, sont également particulièrement élocantes. Cependant, la violence, la haine, la révolte, les armes et l’armée sont aussi, (malheureusement ?), des thèmes récursifs dans le tatouage. Il continue à se répandre surtout dans les milieux marginaux où il fonctionne comme un moyen d’expression antisocial. De nombreux gangs ont leur emblème tatoué dans la peau, il sert aussi de rite initiatique dans certaines sectes ; dans les bandes il officialise l’agressivité contre le pouvoir et éveil l’admiration, pour les motards Hell’s Angels, le tatouage est un uniforme et leur signe de ralliement, etc. Les têtes de mort, les poignards, les svastikas, les révolvers, fusils, etc, sont autant de signes d’agressivité, de morbidité, de désir de vengeance que des emblèmes de puissance et de provocation.
Certains animaux comme les dragons, les panthères noires ou les bêtes fantastiques peuvent exprimer la force du refoulement. Le dragon est probablement l’image de pouvoir la plus repandue dans l’univers du tatouage. Cette créature, d’après les mythologies, est liée à des forces supérieures, elle est, pour beaucoup, la personnification des puissances de l’inconscient, celles que combat Saint Georges. Bien souvent, les tatouages sont couverts par les vêtements, ils ne sont visibles que du tatoué ou de ses connaissances intimes montrant bien que le tatouage n’a pas systématiquement un caractère exhibitionniste et concerne la sphère personnelle du tatoué. Mais les marques tégumentaires officialisent la tendance grégaire, elles soulignent et rendent publics les fanatiques (croix gammées, crucifix, étoile rouge,etc.).
Le tatouage soude aussi les relations à l’intérieur d’un groupe, il est un signe de reconnaissance et par là même il instaure une relative solidarité entre les différents membres. Les tatouages nous indiquent les groupes dont ils sont la marque d’appartenance, il sont les empreintes indélébiles d’une identité et d’une affiliation rassurante à un clan. Parce qu’il est souvent présent dans des groupes marginaux, le tatouage serait dès lors le propre d’une personnalité troublée qui s’exprime peu ou mal verbalement et invente un autre mode de communication avec le corps. La psychologie lui reconnaît un double emploi : le premier, interne, assurant la pérennité du moi idéalisé, et le second, externe, captant le regard de l’autre pour tenter de le subjuguer. “L’acte de se tatouer, ou de se faire tatouer, apparaît comme un système de défense contre une situation anxiogène […].
Le tatouage fixe pour toujours une décision, une partie de l’Idéal du moi et permet d’entrer en relation avec soi, avec un groupe par une identification simple et avec le monde en montrant ce qui ne peut s’exprimer autrement” (M.-A. Descamps, op. cit., p. 175). Le tatouage vise à combattre l’anonymat, il offre une marque de distinction. Certains voient dans le tatouage les manifestations investies des tendances sadomasochistes ou homosexuelles (pénétration de la peau par une aiguille…).
Mais le tatouage fixe aussi un affect et agit comme une mémoire cutanée. Il raconte l’histoire d’une vie : une image, un prénom, une date, etc, et permet de garder avec soi une tranche de vie parfois difficilement sauvegardable autrement. Le tatouage a donc aussi un fort aspect sentimental et affectif. L’emplacement spatial de ces dessins spécifiques ont une grande importance et varie selon l’âge du tatoué. Le “maître tatoueur” français, Bruno, installé au coeur de Pigale, constate que : “de 18 à 22 ans, le tatouage sentimental se porte sur l’avant-bras ; de 23 à 27, on le trouve plus fréquemment sur le biceps, tandis qu’à 30 ans, on arrive au rond de l’épaule pour aboutir ensuite sur le sein gauche” (cité par F. Borel, op. cit., p. 171). Le tatouage contemporain se réfère à une histoire individuelle ou à celle d’un groupe restreint, il est un désir de communication et une recherche identitaire au travers de soi-même ou d’un groupe. Mais dans nos sociétés occidentales, le tatouage est un pratique individuelle, une complainte narcissique sur son propre chemin de vie et en cela il peut être marginalisant.
Au contraire, comme je l’ai montré préalablement, les inscriptions des civilisations dites “primitives” rendent possible l’équilibre entre identité et appartenance à une collectivité. III – Rencontres avec des tatoueurs (avril 1998) Cette partie est consacrée à la restitution des éléments recueillis sur le terrain qui viendront compléter et affiner les informations données préalablement par les recherches théoriques. 1. Compte-rendu d’un entretien avec un tatoueur (-tatoué) Patrice a 24 ans, il est tatoueur depuis un an chez l’un des plus grands tatoueurs du moment, Franck, qui exerce son art sur les pentes de la Croix-Rousse à Lyon.
Il m’a reçue, pour notre entretien, dans le petit cabinet de tatouage où il travail et où il se préparait à recevoir un client. Patrice a principalement insisté sur plusieurs points : le rôle et l’influence du tatoueur, la dimension arstistique et esthétique, et quelques aspects de la dimension sociale du tatouage. Tout d’abord, le tatoueur professionnel a un rôle décisif et une influence très importante sur la mise en oeuvre du tatouage. Avant de réaliser un tatouage, le tatoueur a un entretien plus ou moins long avec son client (précisons que les informations données par le tatoueur ne sont pas forcément généralisables à l’ensemble de la profession et ne consernent que l’activité propre à ce salon de tatouage).
Ils discutent du choix du motif et de son emplacement. Le tatoueur conseille la personne, il veille à ce que le tatouage soit en harmonie avec le corps, mais aussi la personnalité et parfois même la culture de l’individu. Il tente de restituer chacun dans sa propre culture ou de conserver, dans la progression du tatouage, la cohérence d’une culture choisie afin de préserver l’harmonie et la valeur esthétique de la pratique (il arrive souvent que certains individus mélangent les genres et se fassent faire des motifs chinois puis indiens…). Bien évidemment, le tatoueur ne peut pas refuser de tatouer ce que le client désire, il cherche simplement à le prévenir et à lui expliquer ce que signifie le motif, d’où il vient, et pourquoi cela serait disgracieux. Le rôle du tatoueur demande une certaine finesse et de l’intuition car c’est lui qui aiguille parfois la personne pour tenter de trouver ce qui lui correspondrait le mieux. Si le tatouage n’est pas beau ou s’harmonise mal avec le reste, les gens sont déçus et n’en veulent plus au bout de quelques mois.
L’instant primordial de la rencontre, de l’entretien, avec le client se situe surtout au moment même de l’esquisse du tatouage ; lorsque le dessin est tracé sur la peau, la personne prend alors conscience de l’allure qu’aura le motif, de l’emplacement qu’il occupera sur le corps, et si finalement cela lui plaira. Parfois certaines raisons font que le tatoueur refuse de tatouer certains clients. Le plus souvent, ce refus est lié à des raisons médicales car la personne présente des problèmes de peau. Mais l’âge précoce de la personne peut aussi être une raison suffisante, certains tatoueurs hésitent souvent à tatouer des adolescents car “ils ne sont pas encore bien responsables”, leur décision n’est généralement pas mûrement réfléchie. Le tatoueur joue donc un rôle de guide. Lorsque des individus viennent se faire tatouer pour la première fois, ils leur apprend à ne pas mettre n’importe quoi, n’importe où, à respecter l’harmonisation des formes du corps et des dessins. La plupart du temps, on démarre les premiers tatouages sur l’épaule ou le haut du bras pour progresser la “fresque”, si le tatoué le désire, tout le long du bras ou du dos.
Tous les motifs sont parfaitement étudiés pour s’articuler les uns aux autres de façon à obtenir quelque chose de très enveloppant, qui recouvre grâcieusement les différentes parties du corps. Contrairement aux tatouages effectués à l’intérieur d’un groupe par les membres eux-mêmes (marins, bandes d’adolescents…), où les motifs sont disposés de manière éparse sur la peau, les tatouages professionnels sont réalisés comme de véritables oeuvres d’art présentant une cohérence et une régularité. Vous l’aurez donc compris, le tatouage a évolué vers une pratique artistique. Le tatoueur responsable du salon, Franck, ne travail qu’avec des techniques de peinture. Aujourd’hui, le tatouage ne subit pas une grande révolution, l’évolution se fait à l’échelle du tatoueur qui va continuellement chercher à perfectionner son art. D’après mon interlocuteur, l’évolution doit maintenant s’effectuer dans l’esprit des gens.
Le tatouage doit être en accord avec la personnalité du tatoué. “Les motifs choisis doivent être en communion avec les croyances, la culture, mais aussi la créativité de l’individu”. Ceux qui veulent se faire tatouer des dauphins, des dinosaures, des loups, parce que le cinéma les a influencés, font du tatouage un effet de mode qui ternit le côté artistique et créatif de cette pratique, mais également pour certains cas, sa fonction de marquage social. Le problème en Europe, c’est que la culture est en déperdition et a beaucoup perdu de sa richesse. Alors les gens vont avoir tendance à se référer à la culture des autres sociétés qui ont su préserver leurs traditions et leur spécificité. Cette attitude contribue aussi pour une part à cette perte d’identité du monde occidental. A ce sujet, mon interlocuteur me précise : “Parfois, on propose à certains individus qui désirent se faire tatouer des signes chinois, de se faire plutôt tatouer des runes qui signifient la même chose, sauf que ce sont des signes européens, mais les gens refusent systématiquement car ils trouvent la calligraphie chinoise plus jolie”.
Mais en fait, le véritable problème est que les européens ne s’identifient plus à leur culture, il l’a connaisse mal et ne s’y intéresse plus. Ces temps-ci on observe néanmoins un retour de la culture celte surtout par le biais des jeunes. Bien souvent, les individus qui se font tatouer une fois reviennent par la suite. Cet élan s’expliquerait entre autre par le côté esthétique du tatouage et son rôle de parure et d’embellisseur du corps. Mais le tatouage, par le biais du corps, est aussi un fabuleux moyen d’expression. Il offre la possibilité de revendiquer son identité sociale mais aussi personnelle, d’exprimer certains désirs, fantasmes, idéaux, etc, de façon symbolique ou figurative. Le “groupe des tatoués” représente déjà un groupe à part entière, différent de ceux qui ne sont pas tatoués. Le tatoueur que j’ai interrogé, Patrice, cite en plaisantant l’incription d’un T-shirt présentant l’inscription suivante :”Que disent les gens qui sont tatoués à ceux qui ne le sont pas ? Rien.” Les individus tatoués forment une cohésion, une communauté, il y a une sympathie, une reconnaissance qui s’instaure lorsque deux individus tatoués se rencontent.
Mais à l’intérieur de ce groupe on distingue de petits sous-groupes, organisés et regroupés volontairement (motards, skin-head, gangs…) où le tatouage constitue une marque importante, distinctive du groupe ; et des groupes dont les membres ne sont pas forcément regroupés physiquement mais liés et catégoriés par le thème même de leurs tatouages. Par exemple, une personne qui se fera tatouer des dauphins, de poissons parce qu’elle aime la plongée ou la mer, trouvera des affinités avec des personnes arborant des tatouages de même genre, etc. De plus, il est fréquent que des individus appartenant à la même culture possèdent les mêmes styles de tatouages, bien que les motifs diffèrent cependant entre eux. Même dans sa pratique contemporaine, le tatouage est encore parfois une marque la culture d’appartenance. Des individus d’origine irlandaise ou bretonne vont arborer des motifs celtes, d’autres venant des Indes arboreront des motifs hindouistes, d’autres encore d’origine asiatique porteront des dragons ou des poissons chinois, etc. Patrice me raconte à ce propos le cas atypique d’un client “à moitié noir et à moitié blanc” qui s’était fait tatouer un dragon japonais!… Le dragon est devenu un motif classique et inévitable qui revêt tout un tas de significations. Le dragon peut être un symbole de protection, il est le gardien des forces supérieures qu’il peut également représenter, il est aussi un formidable symbole de puissance et de pouvoir, il peut évoquer la crainte et représenter le démon… 2. Compte-rendu d’un entretien avec un tatoué
Par la suite, je me suis entretenue avec Bruno, le barman du salon de tatouage. Il a 38 ans et s’occupe aussi d’une association pour la sauvegarde et la découverte de la culture celte. Je lui ai donc proposé de me parler de son expérience personnelle. Bruno est tatoué sur tout le bras droit et arbore également un motif sur le côté droit du crâne juste au dessus de l’oreille. Bruno avait quatorze ans lorsqu’il a fait son premier tatouage, un scorpion sur l’avant-bras droit, qu’il s’est lui-même tatoué. Il m’a avoué qu’à l’époque il l’avait fait pour faire comme certains copains de sa bande qui s’étaient tatoués à la main, point par point, avec de l’encre de Chine et trois aiguilles à coudres. Il n’a recommencé à pratiquer le tatouage que très récemment, à l’âge de trente ans et s’est exclusivement tourné vers des illustrations celtiques, revandiquant ansi sa culture d’origine. C’est d’ailleurs pour défendre les traditions et la culture celtes qu’il a monté avec d’autres une association, s’intéressant à la musique celtique, à la pratique du tatouage et du piercing, mais aussi au travail du cuir, du métal… Autant de pratiques ancestrales qu’ils désirent faire redécouvrir aux gens. Pour lui le tatouage est un mode d’expression de la culture, “il permet de montrer qu’il y a des gens qui n’oublient pas les traditions des anciens peuples”.
Les tatouages de Bruno ont été puisés dans les ouvrages de la mythologie celte, ses illustrations partent du haut de son épaule jusqu’à son poignet en s’articulant parfaitement les uns aux autres. On y distingue donc de nombreux personnages de la mythologie : le dragon, le magicien, des guerriers, des gnomes, des trolls, des fées, la sorcière, Cernunos, le dieu de la forêt et des animaux, le chamane, le serpent et le torque (collier métallique torsadé)…
Bruno a également pour projet de se faire tatouer, dans le dos, une représentation du “Domaine des dieux” ou “Dernière bataille des dieux”, illustrant le moment où tous les dieux, les guerriers et les géants se sont entretués et ont disparu. Pour lui, fixer cette scène est une façon de pérenniser la tradition et de la faire revivre même si les dieux, eux, ont succombé. Ainsi il apparaît comme un grand conservateur de la culture celtique. Mais, bien que ses tatouages parlent de l’histoire de ce peuple, ils n’en sont pas moins des motifs choisis personnellement et personnalisés qui évoquent donc certainement les affects inconscients et les représentations internes du tatoué.
Et puis il y eut le BILAN… Lorsque j’ai demandé au tatoueur ce qui poussait les gens à se tatouer, il m’a répondu : c’est l’instinct ! Effectivement, depuis toujours l’homme se peint la peau ou se tatoue et utilise son corps comme support d’expression. Même chez les enfants, on peut observer les prémices de cette pratique ancienne. Combien de fleurs, de coeurs, de messages d’amour, d’amitié inscrits au stylo fleurissent sur les mains et les bras des jeunes écoliers ? Au départ, le tatouage était une pratique tribale, il permettait à charque individu de marquer sa tribu d’appartenance, son clan, son statut social et de se dé-marquer des autres. Cette pratique était répandue dans le monde entier, aussi bien chez les Celtes, que chez les Romains, les Grecs, mais aussi dans les civilisations plus lointaines comme dans les pays arabes, en Océanie, en Asie ou chez les Indiens d’Amérique.
Ensuite le tatouage est devenu un art, grâce au perfectionnement des outils et du tracer, les dessins sont devenus de plus en plus beaux, de plus en plus soignés, et l’intérêt pour les motifs tégumentaires a progressivement glissé vres un intérêt esthétique et artistique. Dans de nombreuses sociétés, le tatouage était un rite de passage permettant d’accéder à un statut particulier. Chez les Maoris, comme l’a expliqué Patrice, le tatouage permettait entre autre l’accession au statut de guerrier, de chef… A la base le tatouage est un rite, il fait partie intégrante de la culture de nombreuses civilisations.
L’accession à un statut doit se mériter, elle implique nécessairement que l’individu donne de lui-même et souffre pour l’obtenir. Bien souvent, le tatouage, parce qu’il est une pratique douloureuse, témoignait du courage et de la force de celui qui l’avait enduré ; c’est pourquoi dans de nombreuses tribus, il était réservé aux chefs, aux guerriers ou marquait de façon plus générale la virilité du jeune garçon qui passait à l’âge adulte. Aujourd’hui cette pratique a peu à peu perdu son caractère social. Le système tribal n’existant plus depuis longtemps dans nos contrées, son rôle de marquage identitaire du groupe s’est lentement éteint.
Cependant, cet usage du tatouage peut encore subsister dans les groupes présentant une organisation primitive comme les bandes, où il sert encore de signe d’appartance et de reconnaissance. De façon plus large, le tatouage reste un mode d’expression permettant de revendiquer ses idées personnelles, ses sentiments, son groupe… Quoiqu’il en soit, le tatouage reste une pratique individuelle. Le temps où il s’effectuait lors des grands rites de passage et était rythmé par les festivités locales est bien révolu. La décision n’est plus imposée par la société, elle en revient à l’individu lui-même, il est le seul propriétaire de son corps et le seul à en disposer, pour cette pratique là..